Nick’sMovie

Nick’s Movie

Wim Wenders

Jacques jean Sicard – La figuration insolite

Extrait 2

 

 

Nick’s Movie

 

J’me balade. La phrase se balade sur la page lignée d’où elle découche. Le photogramme est dans le même rapport avec la pellicule, avec les mêmes conséquences : il découche et se balade. Dans Nick’s Movie (1980) Wim Wenders enregistre Nicholas Ray sur sa chaise roulante : ce n’est plus Nicholas Ray, ce n’est plus une chaise roulante, c’est un tas de signes en goguette : il découche de sa chaise et se balade avec son carcinome mais sans la balle dans le cœur avec laquelle il est né. Entendez-vous sa voix ? Un registre de quatre ou cinq notes, pas plus – qui va droit au cerveau et réveille une image. Toute voix est une île, toute image est une île. Que croyez-vous ? Que le chat qui se mord la queue tourne en rond ? Mais non. Le chat qui se mord la queue est une île, il émet des petits bruits pendant qu’il se mord – l’île bruissante est la vie écrite de Joyce – Joyce qui écrit avec les coussinets du chat, griffes sorties, qui passent comme un peigne sur sa queue. Il se balade. Vous ne comprenez pas ? Faites un effort. Je ne vous oblige à rien. Écrire, filmer, c’est la nuit sans bornes vu à travers le grillage et c’est le grillage aperçu depuis l’île qui dérive et découche du grillage. J’me balade.

                                                                         *

 La mort est l’unique question. Répétons-le. Toutes les questions d’importance en viennent et y reviennent. Qu’est-ce que la « justice social » sinon la lutte incessante contre l’anticipation de la mort par la pauvreté imposée ?

Nick’s Movie. Le projet de film et de collaboration a coïncidé avec la découverte de la maladie de Ray. Il s’est poursuivi en se modifiant, en raison de l’aggravation rapide du mal (passant pour le titre de Lighting Over Water à Nick’s Movie) et cela d’un commun accord. À part ça, quel admirateur ne rêve de disposer de la place qu’occupe l’admiré ? S’il en allait autrement, il n’y aurait pas d’admiration, cet « étonnement mêlé de plaisir » qui aspire au partage de la splendeur – rien dans ce mouvement ne sera évité, en particulier l’ambiguïté. 

En tout cas, à cette époque, 1980, aucun sentiment d’obscénité ne se dégageait du film (reproche que l’on a fait et continue de faire à Wenders) mais le plaisir de se revoir et de réaliser une promesse faite – bien sûr, il y avait sous-jacente la misère : le rapprochement de l’homme jeune et de l’homme vieux (fréquent en peinture) le saut temporel que l’un a fait et que l’autre va faire, un saut de puce pesteuse, Wenders en portait le présage, Ray, le stigmate. Mais d’abord le contentement qu’apporte la présence physique, fidèle à sa parole qui nous dit : Je ne veux pas qu’on te fasse du mal.

                                                                          *

Revu, hier soir, en DVD, le film. Un silence de quarante ans. J’ai regardé mon futur proche. Son occlusion. La colonne vertébrale saillante sous la veste de pyjama de Ray. Il n’est plus temps de faire un inventaire sur soi-même. L’heure a passé. Mais peut-être pas celle d’interpréter : ce relief osseux qui déchire presque le tissu, n’est-ce pas « la foudre sur les eaux » (Lighting Over Water) ? En dépit de la douleur, on peut imiter le cri, on peut exiger que ce ne soit pas réaliste, qu’il y ait des décors, « mille plateaux », du jeu et surtout du jeu d’acteurs, du spectacle ! À propos des piles radioactives que les médecins ont placées dans sa poitrine, Ray, goguenard, parle d’expérimentations hasardeuses, néanmoins son cinéma a toujours relevé de la recherche intuitive – il peut donc chercher à faire une émotion d’un temps longtemps interminable et qui, soudain, ne l’est plus. « Ah ! sur ma rengaine, vous vous casserez les dents. »

                                                                         *

La part de Wenders, qu’il voudrait déconcertante, pleine de questions existentielles, de doutes quant à sa culpabilité à filmer une agonie, est assez insignifiante, en tout cas quelconque. Par contre les scènes consacrées à Nick Ray sont phagocytées par l’épaisseur humaine et monstrueuse à la fois du personnage, épaisseur redoublée par la perspective de sa fin (peut-on ajouter qu’elle lui va comme un gant ? est-ce la raison de la répugnance de tellement de spectateurs à l’égard du film ? l’obscénité serait-elle de considérer la mort comme un vêtement taillé sur mesure ?)  En tout cas, il donne à penser que c’est lui qui assume la prise de vue. Même la bancale et sotte version cancéreuse du Roi Lear, où ne doutant de rien la compagne de Wenders, Ronee Blakley, incarne Cordelia, est sauvée par l’ironie de la présence physique de Ray. Il y a lors de cette scène un tel décalage entre les deux protagonistes que Nick Ray semble s’adresser en aparté au spectateur : « Est-ce qu’il oublie, le môme, que le cinéma n’est pas la vie. Que c’est mieux que la vie. Et d’abord parce que l’on s’en sort ? »

                                                                        *

« Je suis mal. C’est toi qui me rends malade. Mais pas à cause de toi. À travers toi, je vois le début de moi. Dans ta jeunesse éprise de cinéma, j’éprouve le commencement de ma vie. Plus j’approche de la fin, plus je tends à récrire mon début. Le climax change l’ouverture. Je ne reconnais plus rien. Je suis au cœur d’une fantaisie. C’est le plus beau retour à la maison que je connaisse – comme à la fin de The Lusty Men en 1952. Mais il est trop tard. Je suis comme celui à qui l’on offre la liberté alors qu’il cherche une issue. Je suis comme celui qui est en larmes ou en rage de quelque côté qu’il tourne la tête. On a beau dire que l’adaptation à la réalité est l’adaptation à un imaginaire, je n’en meurs pas moins. »

                                                                        *

Pour l’instant, la réalité est notre histoire. C’est l’enthousiasme qui a fait que tout a paru autre. Ça aurait pu être drôle. On aurait dû en rire qu’après avoir été ravi par le film, il ne nous en restât que la matière d’un photogramme arrêté. Que voit-on sur le photogramme ? Nicholas Ray et Wim Wenders. Le premier dans le rôle de Pozzo, le second dans celui de Lucky. Ray endossant la cruauté sensuelle de Pozzo, Wenders, la mièvrerie affairée de Lucky. Et Beckett où est-il ? C’est Nick, dans un double rôle, l’ombre de Pozzo. Bien sûr, ils attendent Godot, ce mot : Go-d-ot, d étant le miroir à deux faces où God se voit en Tod et où Tod se voit en God ; God, Dieu, Tod, Mort, ce n’est pas sorcier. Faire l’expérience de la mort sans mourir semblait être la qualité naturelle du cinéma. Eh bien, c’est faux. La réalité demeure notre histoire. Coupez !   

 

Extrait de La figuration insolite
(ouvrage à paraître)

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