Alone Street – Gregory Crewdson
Alone Street
Gregory Crewdson
Le soin avec lequel l’auteur investit son travail déborde à la surface du livre. Passez la main sur la couverture, ressentez. Le relief des lettres, la douceur du textile. Appréciez. Un bel objet. On l’ouvre ?
L’ambiance palpable, l’histoire qui se déplie à mesure que les yeux interceptent des indices. Le tout, méticuleusement scénarisé. On est dans une scène de film. On tourne une page et aussitôt l’imagination se met en mouvement, on reconstitue le sens de la scène comme on résoudrait une énigme. Le trait de génie, c’est que l’artiste ne nous guide jamais jusqu’au bout du récit. Le dernier mot reste une question ouverte, en suspens. Terriblement stimulant. Un style marqué, qui rappelle l’univers du peintre Edward Hooper. Les photographies de Crewdson, empreintes de mystère, sont troublantes. Bon, ok. Pour le dire plus franchement, elles sont carrément sinistres.
Des regards mornes, des corps lourds. Des protagonistes figés par l’attente. Mais qu’attendent-ils ? Une secousse, une étincelle ? Ou peut-être une boite de Prozac. Ça suinte l’apathie. Mais quel est l’intérêt de montrer des gens complètements éteints ? Peut-être est-ce pour nous enjoindre de ne pas leur ressembler. Des corps perdus dans un univers qui leur est étranger. Décors d’un monde distant qui parle d’insignifiance. Des errances sans but, des silhouettes fantomatiques, estompées par l’oubli de soi. Des intérieurs bien en ordre. Rideaux assortis aux draps, canapés veloutés. L’air de rien, Crewdson crie l’isolement. Tout cela raconte l’angoisse avec bien plus de puissance que si les personnages hurlaient en s’arrachant les cheveux. Le photographe dit la vérité glauque de l’argent travesti en réussite sociale. Il dispose ses personnages, bien rangés à leur place dans des quotidiens en plastoc, et nous dit : « regardez, ils vivent pas grand-chose, en fait ». Au fond des photos, un malaise. Le neuf pue le délabrement, le confort est insupportable, le bon gout donne la nausée. Les images nous aspirent et soudain on veut fuir loin de ces surfaces lisses. Tournez-les pages. Vous ne le sentez pas, ce mouvement de recul qui nait ? En fait, ces images sont une provocation. Et ça marche. Je me dispense d’évoquer la lumière, vous constaterez par vous-même que c’est une merveille.
A la fin du bouquin, un petit bonus : le making of. Impossible de prendre la mesure du travail derrière chaque image tant qu’on n’y a pas jeté un coup d’œil : on parlait de scène de film, à juste titre car Crewdson mobilise des moyens dignes du cinéma. On rencontre une équipe qui s’active sur des échafaudages, des nacelles, des grues… et qui, par exemple, n’hésite pas à changer les ampoules de tous les lampadaires d’une rue pour avoir exactement la bonne lumière. Si, si, allez voir, ça vaut le détour. En plus il y a des anecdotes marrantes. Je termine en mentionnant la qualité d’impression parce que sinon quelqu’un qui a un peu trop le sens du détail va me faire une remarque. C’est du grand format, c’est très classe.
Voilà, voilà.
Article : Charlotte Dubost
Photo : Patrice Forsans / Assistant : Anatole Descourvieres
A découvrir dans la bibliothèque de la MIP.
180 pages – format : 24.3 x 32.7 cm.
Editions Textuel.